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J’ai eu envie de retrouver le timbre familier d’une voix aux inflexions chères et  d’entendre le souffle d’un géant que rien ni personne n’a encore remplacé. Les premières paroles jaillirent du magnétophone. L’émotion fut vive, comme chaque fois. Un visage, une voix, une démarche  ont occupé tout le champ de ma conscience : Manitou !

Après les nombreux éloges sur Manitou, composés, parfois sous des signatures illustres, ma réflexion pourra paraître bien présomptueuse au regard de certains. Aussi, avant d’entamer cette courte démonstration, je précise que son objet vise essentiellement à réfléchir sur les moyens employés par Manitou pour asseoir son enseignement, en un mot, sa pédagogie,  fondée sur la modestie et l’innovation, les deux se confondant d’ailleurs dans une singulière harmonie.

 

Il est un usage frelaté chez certains détenteurs du savoir rabbinique, selon lequel, c’est à l’élève de se hisser au niveau du maître. Cette pratique qui procède d’une véritable aristocratie de la pensée, en usage notamment durant l’âge d’or en Espagne, se fonde sur un principe, plus que sur une évidence : celui qui veut apprendre doit aller vers celui qui sait. « Lekh Lekha » dira D.ieu à Abraham, « va vers toi, va-t’en » Il y a des éloignements qui ne sont que rapprochements… C’est de soi qu’on apprend l’essentiel. Le Maître montre la route.

Très vite Manitou comprit qu’en perdurant dans l’enseignement, tel qu’on le pratiquait à Meknès ou à Vilna,  encore au XXème siècle, on allait vers une fracture irrémédiable,  parce que, la plupart des étudiants, confrontés à une page du Talmud, ne lisent pas cette page comme on la lisait au 1ersiècle,  mais au travers d’un prisme qui  fait de la suspicion un attribut essentiel,  et du doute,  un préalable incontournable.

 

 Si Descartes ne confirme pas la « cachrout » le texte est irrecevable. L’étudiant n’ira pas vers le Maître, car « aller vers… » c’est amorcer un principe de légitimité et on en est loin !  Avant l’adhésion, étape finale de la procédure démonstrative cartésienne, il y a donc le doute fondateur, la suspicion préalable, la contingence de l’ambiguïté, autant d’hypothèques à lever avant d’affirmer pour vrai ce qui, à priori, ne l’est pas.

Il y a donc urgence à convaincre l’étudiant qu’on peut étudier le Talmud sans trahir Descartes. Pour cela, il faut rompre avec la vanité, descendre de son piédestal et aller vers l’élève en (re) formulant la dialectique talmudiste, afin de la rendre intelligible pour celles et ceux qui ont appris à réfléchir plus avec Aristote qu’avec Rabi Akiba. « Aller vers l’élève » c’est connaître sa technique de raisonnement, et savoir l’appliquer au monde de la réflexion talmudique. Et si le contexte rendait cet objectif irréalisable, il était impératif, toujours dans cette modestie qui se préoccupe de savoir si le discours qu’elle sous-tend est perçu, oser le recours à d’autres moyens de perception, familiers chez les étudiants mais aux connotations sulfureuses dans le monde rabbinique. (L’intuition, le recours à l’imaginaire, la critique de textes selon des critères universitaires tels qu’ils sont utilisés en anthropologie, sociologie etc…

C’est ainsi que Manitou fut l’élève de Lévi-Strauss. Le génie de Manitou et j’ai pleine conscience du sens de ce mot,  a été de savoir utiliser un vocabulaire et une technique d’investigation s’inscrivant dans une vision athée de l’homme et de son histoire pour l’appliquer à une dimension où le monde et l’homme sont issus d’un processus créateur.

Prenons  un exemple. Un passage du Talmud aborde la question de savoir à qui appartient un taleth trouvé dans la rue. La discussion devient très vite technique. Celui qui l’a vu en premier a-t-il un droit sur ce vêtement ? Un objet trouvé dans « le domaine public » est-il forcément « libre » d’être revendiqué. Manitou fait un tour de table et assène :

 « Avez-vous remarqué que le Talmud ne se demande même pas si on peut acquérir par le seul fait de  voir ?  Cela est sous-entendu et donc implicite. » Ce type d’interrogation n’étant pas validé par l’usage était naturellement rejeté. Manitou allait plus loin que le texte. Il interpelait la motivation. Et, par-là, il rejoignait la source universelle du questionnement.

 Son intervention renvoyait à des habitudes de requête, d’analyse ou d’éventualités que les étudiants pratiquaient en sociologie, psychologie, psychanalyse. Et, pour le cas qui nous occupe, nous renvoyait à Freud pour certaines   images qui, par devers soi, pénètrent dans l’homme et s’emparent de sa conscience, le  possédant bien plus qu’il ne les maîtrise. La méconnaissance de cette technique universitaire, empêchait  d’estimer  qu’il n’y a pas   contradiction ou opposition entre les récentes découvertes de la psychologie et la connaissance du Talmud.

 

Son génie, j’insiste, a été d’attester que les sciences, loin de démontrer l’erreur  des enseignements traditionnels, établissent, au contraire,  par les preuves de l’illustration, la vérité de leur contenu, et la pertinence de leurs prétentions.

La maîtrise de ces techniques nouvelles et cette aptitude à « l’écoute »  conduisit Manitou à redonner ses quartiers de noblesse à l’enseignement traditionnel, malmené bien plus par un contenant inadapté que par un contenu caduc ou obsolète. Une formulation propre au temps dans lequel on vit et la volonté de l’Ineffable auront donc permis à un homme de génie de croiser bon nombre parmi nous en les  empêchant de se fondre dans le paysage de la culture ambiante.

Son souvenir est bénédiction !

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